mercredi 17 juillet 2019

L'indécent sein qui bougeait

Source – Zak Ato

Depuis plusieurs années, je ne porte plus de soutien-gorge, mais seulement une brassière lorsque mon T-shirt est trop échancré ou transparent, ainsi que la plupart du temps au travail, puisque je bosse dans un ministère et que j'y viens déjà en sarouel, donc si en plus je débarque sans soutif ça risque de ne pas le faire. Toujours est-il que, dans ma vie de tous les jours, quand je suis en cours ou dans la rue, je n'en porte pas. Ce n'est pas par féminisme, car je ne considère pas que le soutien-gorge domine la femme ; ce n'est pas non plus pour faire des économies : c'est surtout pour revenir à mon instinct premier. Quand j'étais jeune adolescente, c'est ma mère qui m'a forcée à en porter. Je n'en ai jamais voulu, et j'ai vécu comme un poids de devoir en mettre un alors que je ne voyais pas l'intérêt. Alors, quand j'ai lu une blogueuse, qui aujourd'hui a fermé son blog, qui disait qu'elle cessait d'en porter, une pensée à traversé ma petite caboche toute lente : j'ai le droit. Et me voilà donc à ne plus en porter, m'appuyant pour contrer ma mère sur un fait scientifique simple, à savoir : ça ne sert pas à tenir la poitrine, la poitrine tient toute seule, car nous avons des muscles et que la nature est particulièrement bien faite.

Et pourtant... je mets mal à l'aise des personnes proches. L'une trouve la pratique indécente, l'autre enchérit : ils bougent ! Alors je me suis lancée dans quelques recherches sur le pourquoi du comment et je me suis dit que j'allais vous partager tout cela. Toute ma bibliographie sera en fin d'article. Certains article sont sur Cairn (je pourrais vous les transmettre) et d'autres en accès libre sur Openedition.

J'ai commencé par chercher des définitions. Mon professeur de sociologie de cette année n'aime pas ça, mais moi, je viens d'Histoire et en Histoire les définitions sont le cadre de ce que l'on dit. Tout l'intérêt étant de pouvoir ou non agrandir ou déformer le cadre pour y faire entrer de nouveaux concepts ou englober de nouvelles idées. La pudeur délimite l'apparence du corps (et la mise à jour des émotions) et détermine les réactions lorsque la frontière est franchie, tandis que la décence se constitue de codes de conduite, déterminés par la société (alors que la pudeur est unique à chaque individus). La pudeur est liée aux femmes au XVIIIème siècle. La nudité et ses seuils n'est pas toujours synonyme d'impudeur, que ce soit en terme d'époques ou de cultures. On remarque d'ailleurs par chez nous un paradoxe entre la nudité réelle (ce que l'on peut montrer) et la nudité figurée sur les tableaux et les œuvres d'art. Et ce qui "ajuste" en quelques sortes pudeur et nudité c'est le vêtement, dont le rôle est de permettre à son porteur de s'intégrer à une société et d'en revendiquer son appartenance (par exemple des modes suivies par une classe d'âge dans les cours de collèges).

L'ordre social


Au cours de mes recherches, il est apparut que, ce qui est en jeu, ce sont des questions de contrôle social et d'ordre social et que, comme toujours dans ce genre de cas, ce sont les femmes, qui en sont garantes. Cela vaut d'ailleurs pour beaucoup de sujets (j'en suis d'ailleurs venue à me demandé comment je n'y avais pas pensé moi-même...) : la femme doit "civiliser" l'homme et prendre soin des autres. Ainsi, on pourrait dire que les règles de la décence se rapprochent d'une "pudeur sociale" et a trait davantage a une attitude et un ensemble de mouvements qu'à une apparence physique. La décence participe à l'ordre social : l'irrespect des règles entraîne nécessairement un désordre. Ces règles, ce sont les femmes qui doivent en être les gardiennes et assurer leur part dans le contrôle social. Le vêtement protège moralement plus que physiquement, ce qui implique que le corps nu dérange par les regards qu'il attire, la tentation qu'il produit.

Ceci posé on comprend un peu mieux, je pense, en quoi une femme qui ne porte pas de soutien-gorge dérange : elle est susceptible d'attirer sur elle des regards coupables. Et il est d'autant plus grave qu'une femme ne respecte pas les règles, dans la mesure où c'est elle qui est censée les faire respecter. On pourrait se dire que c'est un peu tiré par les cheveux et, en même temps, deux jeunes hommes, un jour dans la rue, m'ont hélée à coup de "madame ! tu portes pas de soutif ?!". Preuve aux détracteurs du "free boobs" que les femmes feraient mieux de se couvrir. Un peu comme Adam qui, dans la Bible, se cache parce qu'il est nu alors que son sexe est caché : un simple T-shirt sur une poitrine ne suffit pas à faire en sorte que les femmes ne soient plus torse nu.

Et pourtant, l'ordre social a ses zone-tampons en ceci que les femmes sont topless sur les plages sans que ça ne dérange personne, étant entendu que l'on ne doit pas porter le regard sur elle, un peu comme dans les campings naturistes où la règle est de ne pas regarder avec trop d'insistance les parties intimes des autres. Mais ce sont des pratiques poussées dans les marges et, pour une partie, réglementées et contrôlées qui ne doivent ainsi pas mettre à mal l'ordre social général.

Le corps sous contrôle


Comme je cherchais des choses sur la poitrine, j'ai fait une incursion du côté du corset. L'article soulevais l'incompatibilité de la mode avec le corps naturel. Le corset créé un corps artificiel qui ne permet pas aux femmes de montrer leur corps réel. Le corset permet l'élégance et la discipline du corps. Je pense que c'est aussi vrai, dans une moindre mesure peut-être, avec le soutien-gorge. Le soutien-gorge retient les seins, les empêchant ainsi de bouger, et mettant de côté une des réalités du corps féminin : les seins bougent. Le soutien-gorge le fait oublier et, du coup, lorsqu'on les voit réellement, tressauter quand on court ou quand on marche, cela revêt un caractère étrange et dérangeant. Cependant je pense qu'il ne faut pas mettre de côté, aussi, les expériences personnelles avec le corps. Ce que je veux dire c'est que ma soeur, qui me reproche mes seins qui "bougent", a une petite poitrine qui, libre, n'a pas les mêmes mouvements (et pourtant la mienne n'est pas bien importante...).

Invisible mais pas absent


J'ai fini par trouver un article, issu d'une enquête semi-directive, sur les usages du soutien-gorge et leur choix. Y apparaît tout un tas de règles tacites dont je n'avais même pas connaissance. Je n'aimais déjà pas porter de soutien-gorge, alors si en plus je devais faire attention à leur couleur... à moi le rouge et le bleu foncé, pas du tout accordés à mes vêtements, fashion faux-pas et je n'en avais rien à faire. J'ai donc été très surprise de toutes les pratiques bridées qui ressortent de l'enquête et je vous laisserai me dire si vous faites pareil...

Le sous-vêtement obéit à un contrôle social et donc à des règles, tacites mais dont le respect est assuré par les groupes d'amies ou la mère (des femmes, donc...).

La règle qui laisse deviner toutes les autres est celle de l'invisibilité : le soutien-gorge se doit d'être invisible mais pas absent. Les femmes déclarent éviter les couleurs criardes qui par ailleurs peuvent renvoyer à la figure de la prostituée (comme le rouge, ou le noir, qui ne sera choisi qu'avec des vêtements noirs). Du blanc et des couleurs pastel, donc, qui ne se voient pas sous les vêtements, et sans décorations en surimpression, pour les mêmes raisons sous un haut moulant (j'ai envie de dire : qu'est-ce qu'on en a à foutre...). Pas de noir sous une chemise blanche : faute de goût et défaut de bienséance.

D'ailleurs, assez drôle question que celle de l'invisibilité, qui possède une petite astuce : avec un bustier, on ne doit pas voir les bretelles. Mais donc, avec un bustier pas trop moulant, on peut ne rien mettre du tout puisque le fait que les seins soient libres ne se voit pas, comme avec une chemise un peu large.

Là encore, c'est une question d'ordre social : le respect des règles est un garant de la moralité des femmes aux yeux des autres. Ainsi, l'argument de l'invisibilité est mobilisé pour justifier le port du string qui, sinon, passerait pour un outil de séduction excessive. On peut donc cacher les sous-vêtements que l'on porte mais pas ne pas en porter du tout, sous peine d'être condamnée pour immoralité. D'ailleurs, c'est peut-être là tout le problème. Il y a deux types d'acteurs dans cette problématique. Les émetteurs, qui portent des vêtements et usent de certaines postures ; et les récepteurs qui interprètent le message. Mais le message est interprété au prisme de la moralité, qui est, dans les faits, une construction de nos sociétés mais n'a pas les mêmes bornes toutes.

Conclusion


Depuis cette petite recherche je relativise les remarques qui me sont faites. J'ai pu aussi croiser, par hasard, d'autres femmes qui ne portaient pas de soutien-gorge sans que ça ne me dérange ou ne me choque, ce qui aide un peu à prendre du recul dans la mesure où le regard que l'on porte sur soi est chargé de beaucoup de choses qui parasitent l'impression finale. Je dois dire aussi que, si j'ai choisi de ne pas porter de soutien-gorge, ce n'est pas par féminisme mais ce n'est pas non plus par esthétisme. C'est simplement que le vêtement me dérange, me gêne, me sert, me gratte... m'emmerde. Dans les faits, je trouve que les seins sont laids. On dirait des yeux... Bref. C'est pour être plus libre de mes mouvements, justement, mais pas pour être plus libre en tant que femme. Conclusion aussi : on devrait pouvoir faire ce que l'on veut. Et d'ailleurs, ma soeur et une amie m'ont dit qu'elles m'enviaient cette capacité à faire sans me préoccuper du regard des autres. Je pense que ce n'est pas difficile à faire, il suffit juste de le faire. Le regard des autres est chargé de règles tacites dont ils n'ont parfois pas même conscience. Je pense que la vie est un peu courte, et assez difficile comme ça, pour ne pas accepter de barrières supplémentaires.


♦ Deschodt, Gaëlle. « La pudeur, un bilan », Hypothèses, vol. 13, no. 1, 2010, pp. 95-105.
♦ Bertrand, Régis. « La nudité entre culture, religion et société. quelques remarques à propos des Temps modernes », Rives méditerranéennes, vol. 30, no. 2, 2008, pp. 11-24.
♦ De Rasse, Marie. « Vêtement féminin et pudeur. L'exemple parisien, XIVe-XVe siècles », Hypothèses, vol. 13, no. 1, 2010, pp. 119-128.
♦ Jan, Morgan. « Le corps féminin fantasmé. De la naissance du mannequin en 1858 à l'abolition du corset en 1906 », Hypothèses, vol. 13, no. 1, 2010, pp. 247-255.
♦ Mardon, Aurélia. « Les femmes et la lingerie : Intimité corporelle et morale sexuelle », Champ psychosomatique, vol. no 27, no. 3, 2002, pp. 69-80.