dimanche 29 mars 2020

Journal d'écriture, mois 1

Source – Romuald Le Peru
Le 29 février dernier je vous faisais part du défi que je me lançais pour écrire tous les jours et avancer sur mon roman ou plutôt tout simplement le commencer (puis le finir). Je me suis dit que ça pouvait être bien de faire un point au premier mois pour voir où j'en suis.

Les débuts ont été un peu compliqués pour moi car le lendemain de la publication de l'article j'ai été malade pendant plusieurs jours (ce qui n'avait rien à voir avec le coronavirus) et donc incapable d'écrire. Heureusement que j'avais insisté sur l'importance des vingt-et-uns premiers jours du projet (ahem) ! Ensuite, la réalité m'a frappée de plein fouet : avec les temps de trajet que j'avais le soir, j'arrivais tard, j'étais fatiguée, et après manger je voulais juste dormir. Ça a donc duré comme ça pendant plusieurs jours.

Puis je me suis rendue compte qu'en partant à l'heure du boulot, ou en tout cas pas avec vingt minutes supplémentaires dans les locaux, je pouvais prendre le train d'avant et gagner une demie heure. Fantastique demie-heure gagnée pour l'écriture. Je n'ai pas pu tester ce modèle très longtemps car j'ai été mise en télétravail pour cause de sécurité sanitaire, et qu'ensuite le confinement a été déclenché. Depuis le début du confinement, j'écris donc tous les jours, sans exception.

Je me suis trouvée une heure qui me convient bien, le soir après manger, quand il fait un peu sombre, que la maison est calme, et que je sais que j'ai environ zéro pourcent que l'on vienne m'emmerder. Je m'installe dans mon lit, je mets en route un mantra que nous a partagé l'autrice du blog Alice & Shiva dans sa dernière newletter, et je me lance.

Très sincèrement, je pensais que ce serait vraiment difficile de me mettre devant ma page Word tous les soirs pour me forcer à sortir des choses auxquelles je n'avais pas pris le temps de réfléchir, à écrire des scènes que je n'avais pas visualisées, etc. Au final, après seulement quelques jours, je me suis surprise à interrompre ce que je faisais en me disant "c'est l'heure d'écrire, on y va", et ce sans forcer, avec envie de m'y mettre.

Le premier problème que j'ai rencontré c'est de devoir écrire des scènes que je connaissais déjà dans le sens où une première version existe dans un autre document. D'ailleurs je ne suis pas encore parvenue là où je m'étais arrêtée la dernière fois. Devant la difficulté de réécrire des choses que j'avais déjà écrites très bien (ou en tout cas dont j'étais satisfaite), j'ai copié-collé certains morceaux que j'ai réarrangés ou placés à des endroits différents. Mais j'appréhende beaucoup le moment où je dépasserais le stade où je me suis arrêtée il y a deux ans et demi car je ne suis pas en confinement dans mon logement habituel et, évidemment, quand je suis partie, je n'ai pas pris mon plan ma frise chronologique. Du coup, je vais devoir faire à l'instinct. Ça devrait me réjouir car j'ai toujours fonctionné comme ça, mais comme je suis aussi une maniaque du contrôle et que cet imprévu ne correspond pas du tout à mes plans, je suis très embêtée. Je pense donc qu'au fur et à mesure de l'écriture je vais créer une frise chronologique qui colle à ce que j'ai écrit, afin de pouvoir comparer à terme les deux documents et corriger les choses qui doivent l'être.

Je suis aussi partie sans prendre mon carnet d'écriture – ce qu'il ne faut bien entendu jamais faire – et donc certaines de mes notes (et la possibilité d'en prendre d'autres, ce qui me handicape beaucoup). On pourrait dire qu'on s'en fout et que je peux écrire ce dont j'ai besoin n'importe où, mais ça a de l'importance pour moi que tout soit bien regroupé, donc je réfléchis encore un peu à la façon dont je vais m'y prendre !

J'ai décidé de ne pas me relire. Je ne relis d'une fois sur l'autre que les dernières lignes, pour me souvenir d'où j'en suis. Je ne le fais pas pour respecter les règles de défi d'écriture comme le National Novel Writing Month (NaNoWriMo) – d'ailleurs, je ne me suis pas donnée d'objectif chiffré en terme de chapitres, signes, mot, etc., la performance consistant déjà à écrire tous les jours, ce qui est totalement nouveau pour moi – mais pour ne pas avoir envie de tout effacer.

En fait, j'ai très peur que la nouvelle version soit moins bonne que l'ancienne, d'autant plus depuis que j'ai relu l'ancienne et que très peu de choses m'ont parues être à ne pas reproduire. Du coup, j'ai décidé de ne pas me relire tout de suite, pour ne pas souffrir de la comparaison et avoir un peu plus de recul au moment où je jugerais de mon travail. C'est aussi très nouveau pour moi et très perturbant car d'habitude je relis à chaque séance l'ensemble de ce que j'ai fait à la séance d'avant. Du coup, j'ai peur de persévérer dans un truc mauvais bien que pour le moment j'ai l'échafaudage de la première version pour m'aider (il faudrait plutôt appeler ça béquille, vue le nombre de fois où j'ouvre le document pour vérifier quelque chose). Au début, ça m'embêtait, car j'étais partie dans l'idée de ne pas regarder du tout après l'avoir relu une fois. Mais finalement j'ai décidé de ne pas me couper de ce qui fonctionnait.

Pour le moment, il y a très peu de soirs où je n'ai pas beaucoup écrit ou pas écrit du tout. Je dois dire que je suis assez fière de moi car ce n'était pas vraiment gagné à l'avance. Me mettre une petite routine a aidé, je pense. Mais il faudra surtout voir comment je réagirai quand je serai laissée dans la nature sans l'échafaudage pour appui...

Et vous ? avancez-vous dans vos projets ?

mercredi 25 mars 2020

Le rêve et l'insomnie

Source – Berndnaut Smilde
Aristote avait compris que ce qui arrive au corps pendant la nuit peut avoir une influence sur les rêves, comme quand vous rêvez que vous êtes aux toilettes et que vous vous réveillez avec une envie pressante. Mais ça va encore plus loin. Par exemple, des signes de maladie encore non détectables pendant la phase d'éveil, sont perçus par l'esprit pendant la nuit. C'est ainsi qu'une dame racontait à son psychologue qu'elle avait rêvé être en train de manger de la viande crue et avoir du mal à la digérer, pour déclarer une hépatite vingt-quatre heures plus tard.

On sait aussi que les événements récents ont plus d'impact sur les rêves que les événements anciens. Je m'amuse souvent à décortiquer les souvenirs que j'ai de mes rêves pour savoir pourquoi j'ai rêvé de telle ou telle chose. Comme "ah oui, j'ai vu ça dans un documentaire, l'autre jour". Je trouve la mécanique des rêves super intéressante.

Mes rêves à moi sont un peu bizarres (comme tout le monde, j'imagine), dans une ambiance un peu lourde, un peu glauque. Ce sont des histoires décousues assez souvent malsaines. Régulièrement je retourne dans les lieux imaginaires des rêves des jours d'avant, avec une nouvelle histoire ou la suite de la précédente. Ça ne me dérange pas trop, je m'y suis habituée. Pourtant de temps en temps je me demande si ces histoires glauques n'ont pas un effet sur moi. Il y a quelques semaines, je n'avais pas du tout la même impression que d'habitude en me réveillant. J'ai fini par réaliser que le rêve que je venais de faire ne me mettait pas en scène comme responsable des choses qui s'y déroulaient. J'ai oublié ce qu'il se passait dedans, mais je me souviens que je n'étais pas responsable. Du coup, au réveil, je me sentais presque soulagée, apaisée. Et j'ai réalisé qu'habituellement ça n'arrive pas.

Habituellement, j'ai une part de responsabilité dans quelque chose qui arrive. Par exemple, je peux me rendre compte la veille de la rentrée scolaire que j'ai oublié de faire mes devoirs, où le jour d'un contrôle que j'ai malencontreusement oublié de réviser. Ça reste gentillet, mais le reste du temps, dans les aventures plus sérieuses qui arrivent, j'ai toujours une part de responsabilité, exprimée ou pas pendant le rêve.

Ce que je me demande c'est si ces rêves arrivent parce que d'une manière ou d'une autre je les ai "appelés". Ce que je veux dire c'est que, est-ce qu'en me disant "de toute façon je fais des rêves glauques" cette pensée participe à produire des rêves glauques ? Je ne sais pas si on peut vraiment comparer mais par exemple un thérapeute qui demande à son patient de raconter ses rêves obtiendra plus de rêves qu'un thérapeute qui ne le fait pas, même auprès d'une personne qui déclarait auparavant ne pas rêver. Est-ce que si j'étais moins pessimiste, et que j'avais une meilleure estime de moi, je ferais moins de rêves où ce qu'il se passe est de ma faute ? Est-ce que, si j'accordais moins d'importance aux erreurs que je commets dans le quotidien, et que j'arrêtais de répéter que "je ne suis vraiment pas douée", je ferais plus de rêves où ce qu'il se passe n'est pas ma faute ?

D'un autre côté, j'ai été soulagée d'apprendre que les rêves ont plus souvent une tonalité désagréable qu'une tonalité agréable. Je ne suis donc pas un cas désespéré, juste un cas dans la moyenne. Les expériences stressantes amènent le plus souvent à des rêves anxieux et les expériences heureuses à des rêves heureux. Et comme mon petit cerveau tourne tourne tourne et réfléchit à plein de trucs à la fois jusqu'à me rendre le sommeil difficile, il est assez logique que je fasse des rêves un peu glauques.

J'ai souvent du mal à m'endormir, il me faut du temps pour éteindre mon cerveau (même si ça va mieux ces derniers jours). Je me réveille au moins une fois par nuit mais régulièrement plus, avec difficulté de rendormissement parce qu'à partir du moment où le chou-fleur dans la caboche a commencé à mouliner, il lui faut un peu de temps pour s'arrêter. Je pense que paradoxalement le confinement (qui devrait me rendre anxieuse et m'empêcher de dormir) m'aide. Comme je suis en télétravail je réduis mes temps de trajet mais j'ai aussi moins de travail que si j'étais au bureau, donc moins de stress et de questionnements, et je lâche prise plus facilement. Mais j'ai encore du mal avec le maintien du sommeil et je me réveille dans la nuit. Ça fait plusieurs années, donc je m'y suis habituée. Il y a pourtant des périodes plus difficiles que d'autres, en fonction du contexte dans lequel je suis (comme tout le monde : si un truc stressant me tombe sur la tête, je vais avoir plus de ma à dormir qu'à l'habitude, et comme je dors habituellement assez mal, ça ne fait qu'empirer les choses).

Je n'ai pas refait de rêve où je n'étais pas responsable. En tout cas pas dans mon souvenir. C'est bête, parce qu'au réveil je me sentais vraiment bien. Il faudrait que j'essaye de me conditionner pour changer mes rêves. Par exemple, Daniel Pennac disait qu'il écrivait ses rêves tous les jours depuis très longtemps et qu'à force de les écrire il était devenu conscient de ses rêves et se disait, pendant qu'il rêvait, "tiens, il faudra absolument que j'écrive ça, demain !", voire même de les modifier. Je ne suis pas trop pour le fait de modifier les rêves, dans la mesure où je pense que c'est un moyen de comprendre ce que notre inconscient pense. Mais peut-être qu'avoir davantage conscience que je rêve je permettrais peut-être de prendre mes rêves avec plus de recul.

Et vous ? Comment vous rêvez ?

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♦ Jean-Pol Tassin, et Serge Tisseron. Les 100 mots du rêve. Presses Universitaires de France, 2014
♦ Billiard, Michel. « Chapitre 17. Les états de veille et de sommeil et la conscience », Francis Eustache éd., Traité de neuropsychologie clinique. De Boeck Supérieur, 2008, pp. 223-262.

vendredi 6 mars 2020

Rire de tous pour rire de nous

Source – Julien Tixier
Il y a quelques jours, sur Europe1, une chroniqueuse faisait la promotion d'un festival d'humour. L'invitée présente (dont j'ai oublié le nom, mais ça n'a pas d'importance), intervient pour dire qu'elle n'aime pas trop ça, parce qu'on "se moque toujours des mêmes communauté, des femmes...". La chroniqueuse (je crois) lui répond alors qu'en l'occurrence le festival accueille un monsieur qui fait de l'humour féministe. Bond sur ma chaise. De quoi ?! Je voulais faire un article et puis, finalement, j'ai fait beaucoup d'autres choses (comme commencer mon stage). Mais aujourd'hui, sur Facebook, je tombe sur la publication d'une camarade de lycée hyper engagée, féministe, et tout ce qu'on veut. Dans la publication, une blague. À la fin de la publication, la source de la blague : un site d'humour non oppressif. Sursaut contenu sur ma chaise. Je vais l'écrire, cet article.

Je ne suis pas engagée de manière volontaire et passionnée sur beaucoup de choses. Je pense, ou j'aime à croire, que je suis une fille assez posée dans les discussions. Mais il y a quand même des thèmes sur lesquels je suis intransigeante. L'humour en fait partie.

C'est un thème qui m'intéresse intimement parce que je ne suis pas drôle. J'admire les gens drôles, et j'apprécie aller aux "rodages" des humoristes pour pouvoir voir la différence lors de la "vraie" tournée, un peu plus tard dans l'année, constater comment un sketch, une blague, se construit, comment un détail peut l'améliorer encore. La construction d'un sketch me fascine. Je trouve aussi que l'humour est une formidable arme, pour dédramatiser, désamorcer des situations, mettre à distance, prendre du recul.

Celui dont on parle et qui en fait les frais


Quand on dit que "on se moque toujours des mêmes" et qu'on accuse donc l'humour d'être "oppressif", ça m'agace. Beaucoup de choses m'agacent, me direz-vous, mais celle-ci particulièrement. Ça m'agace parce que j'ai la ferme impression que les personnes qui portent cette accusation n'ont pas compris de quoi on rit.

Freud considérait comme humour la capacité à tirer un effet comique d'une situation difficile. Trois acteurs principaux sont concernés : le producteur d'humour, celui dont on parle et qui en fait les frais, et le complice invité à rire. Je voudrais m'arrêter sur le deuxième. C'est "toujours le même". L'Arabe, le Portugais, le Roumain, le musulman, le juif, le Noir, la femme... De là à dire que c'est oppressif, que c'est la première marche vers le génocide (je l'ai vraiment lu sur un blog, je le jure !), il n'y a qu'un pas. Un pas qu'il serait bien imprudent, je pense, je franchir. Parce que "celui qui en fait les frais" est-il vraiment celui que l'on croit ? S'agit-il de rire contre ? Il faut regarder derrière la blague. Au hasard : Jérémy Ferrari. Se moque-t-il des musulmans, des juifs, des Arabes, ou des racistes ? Il ne s'agit pas de rire contre une communauté, de la rabaisser plus bas que terre, d'inciter à la haine et à la répugnance : il s'agit de rire avec, de rire ensemble.

Ce qui est bien quand on va voir le spectacle d'un humoriste et qu'on ne reste pas le nez collé à son téléphone, c'est qu'on peut regarder un petit peu le public. Dans une salle, même modeste, il y a de tout : plusieurs générations, plusieurs origines ethniques, des hommes, des femmes, des blonds, des bruns, sans doute des homosexuels, des bisexuels, des personnes porteuses de handicaps qu'on ne voit pas forcément... Il y a de tout, et tout le monde rit ensemble. Parce qu'on ne se moque pas d'une communauté.

On rit des clichés, c'est vrai. L'humour fonctionne sur des images communes ; nos images communes, ce sont les clichés. Mais rares sont ceux qui sont des clichés ambulants ! Nous sommes des individus, pas des clichés ! Nous sommes unique, nous sommes nous. Quand on se moque des clichés, on peut décider de considérer qu'on se moque de tout le monde, ou alors on peut décider de considérer que l'on ne se moque de personne, puisque personne n'est un cliché. Renvoie-t-on les individus à leur cliché ? Ou se moque-t-on de l'existence même de ce cliché ?

Celui dont on parle et qui en fait les frais : qui est-il ?


Pas de comédie sans spectateur


Le rire du complice.

Dans un article, Judith Stora-Sandor a écrit que "une comédie qui ne fait pas rire les spectateurs ne fonctionne pas" et que "il n'y a de comédie que par et pour un spectateur". La personne sur scène, et les gens qui la regardent et l'écoutent, sont complices et font communion.

C'est illustré par une chose dite par Jérémy Ferrari sur un plateau d'On n'est pas couché il y a quelques années lors de la promotion de son précédent spectacle et qui m'avait beaucoup marquée. Il venait d'expliquer que dans son spectacle il reparlait de la fameuse phrase "on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui" et concluait sa parenthèse par "il y en a avec qui on ne peut pas rire du tout". Laurent Ruquier lui demande de révéler le nom de la personne qu'il attaque. Jérémy Ferrari répond alors qu'il n'a pas à le faire sur un plateau télé, que c'est entre lui et le public.

S'il n'y a pas communion, il n'y a pas rire. Il y a des humoristes qui ne me font pas rire, que je n'apprécie pas, et avec lesquels c'est un miracle si je décroche un sourire quand d'autres rient à gorge déployée. Le complice de Freud est en fait un moteur de la relation. Or, ce complice n'est pas idiot, il sait lire le sous-texte et il sait lire le jeu du comédien.

La recette magique pour faire rire


Avoir un texte, c'est un bon début. Pourtant, ça ne suffit pas. Je pourrais reprendre à mon compte le meilleur sketch du meilleur humoriste que je ne serais pas drôle : je ne sais pas jouer.

Jérémy Ferrari (encore lui ! promis, j'arrête ! :P) fait passer son texte avec un jeu que je qualifierais de "sur-jeu contrôlé" et qui permet de montrer, d'appuyer le sous-texte et la mise en scène.

Il faut un bon jeu. Il faut un bon texte. Et c'est dingue comme un tout petit détail peut tout changer. Par exemple, le mois dernier, Malik Bentalha a fait son spectacle en direct sur TF1. Je l'avais vu en vrai de vrai, sur scène, quelques jours avant. Eh bien la performance que j'ai vue en vrai de vrai était meilleure que celle à la télé. Sans doute parce qu'il était stressé. Du coup, certaines parties (des bricoles) étaient moins bien amenées et m'ont moins faite rire (alors que je ris très régulièrement à des blagues que je connais déjà, comme à la fameuse histoire du pingouin qui respire par le cul : il s'assoie et il meurt). L'humour, c'est de la dentelle. Une situation "s'amène" parce qu'elle joue sur nos images communes, et que chacun doit avoir la même image dans la tête pour pouvoir rire.

Là où je veux en venir c'est que, quand on accuse l'humour d'être "oppressif", on ne s'intéresse qu'au texte et le jeu, la mise en scène, passent complètement à la trappe alors que par ailleurs ils peuvent dire complètement le contraire (je pense notamment au sketch La Maison de Jaqueline d'Antonia de Redinger). On passe aussi à la trappe les usages et les effets de l'humour. Il peut être un moyen de dédramatiser (à l'échelle individuelle comme sociétale), un mécanisme de défense chez des patients en fin de vie, ou bien un facilitateur pour raconter ou faire face à quelque chose de difficile en prenant du recul.

Censure bien-pensante du XXIème siècle


Je concède la violence de mon intertitre, mais je m'en cogne.

Je ne parlerai ni de Coluche, ni de Desproges ; je ne saurais bien le faire alors que je ne les ai pas connus, bien que je me souvienne avoir vu sur YouTube un sketch à mourir de rire du second sur les juifs.

À vrai dire, avant de lire un article sur la censure des livres de facéties par l'Inquisition italienne autour du XVIIème siècle, je n'avais pas fait le rapprochement, le mot n'avait pas franchi mon esprit. Pourtant, il me semble que l'on est exactement dans cela.

L'Inquisition italienne, à partir des années 1550, a mis en place "une stratégie répressive contre des écrits satiriques et facétieux". L'Église voulait s'assurer que les oreilles pieuses des fidèles ne soient pas heurtées par des plaisanteries inconvenantes, à l'encontre des bonnes mœurs, obsènes, irrespectueuses du clergé... Et ils justifiaient cela par la lutte contre l'hérésie protestante, ce qui leur permettait de prendre des mesures (comme les bûchers de livres interdits, par exemple).

Ici, je trouve qu'il s'agit à peu près de la même chose. Bien sûr, la comparaison est abusive, notamment parce que la censure n'est pas organisée comme l'était l'Inquisition mais, ce que je veux dire, c'est que ça me donne un peu une impression similaire. Des gens qui cherchent à écraser une autre manière de penser en prétendant à la lutte contre les discriminations. Sauf qu'il n'y a pas d'humour "oppressif". L'humour qui parle des minorités ne discrimine pas : il sert à parler de nous, de la société, de ces clichés que nous avons construits, et à les dénoncer. Pour moi, appeler cet humour "oppressif" c'est de l'extrémisme bien-pensant, et c'est dangereux (oui, j'ai bien écrit "dangereux"). C'est ignorer les usages sociétaux qui sont fait de l'humour.

Mon article n'a pas le ton que je voulais lui insuffler à la base – échec terrible à canaliser mon agacement –, mais je voudrais quand même conclure sur deux choses. Premièrement, on peut autant rire aux spectacles de Jérémy Ferrari qu'à l'histoire du pingouin qui respire par le cul. Deuxièmement, les personnes qui se cachent derrière l'humour noir pour faire passer leurs idées ("ça va, je blague !...") ne font pas de l'humour ! Elles le détournent d'une manière honteuse.

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♦ Lavie, François. « Le tribunal du rire. L’Inquisition et la censure de la facétie dans l’Italie post-tridentine (vers 1550-1650) », Revue historique, vol. 693, no. 1, 2020, pp. 131-166.
♦ Stora-Sandor, Judith. « Rire ensemble : la comédie et son public », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, vol. 44, no. 1, 2005, pp. 15-26.
♦ Forest, Jean. « Groupes, humour et interprétation », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, vol. 44, no. 1, 2005, pp. 73-86.
♦ Legrand, Camille, et Pascal Le Maléfan. « L’humour comme mécanisme de défense chez les patients en fin de vie », Revue internationale de soins palliatifs, vol. vol. 32, no. 1, 2017, pp. 15-18.