mercredi 1 juin 2022

Femme

Source – Jill Wellington
Depuis quelques jours je réalise un truc assez troublant : c'est que je ne parle jamais de moi comme d'une femme. Dans ma tête, je dis des trucs comme "ce n'est pas pour les filles comme moi". Fille. Mais ça marche aussi pour les autres. Par exemple, je parlais à une copinaute de Kpop et elle a parlé "d'hommes", et j'ai eu ce moment d'arrêt parce que moi j'étais restée à "garçon". Quand je pense à des relations amoureuses, je me dis que j'aimerais rencontrer un "garçon" de mon âge. Alors qu'à vingt-cinq ans, ben, on est un homme. Quand une amie avec laquelle je discutais par SMS a parlé de moi en utilisant le mot "femme" j'ai relu plusieurs fois tellement ça m'a surprise. Je ne me vois vraiment pas comme une femme. Je ne sais même pas ce que c'est, une femme. Une peu une question d'âge, mais sinon… Je crois que dans ma tête je suis restée au lycée, j'ai l'impression que c'était hier, et que je ne suis pas adulte. Souvent je vais parler des impôts, de l'administration, etc. comme "des trucs d'adulte responsable" comme si je n'en étais pas une. Comme si j'étais une lycéenne projetée dans une vie de jeune adulte, de femme.

J'ai un peu fureté sur Cairn.info et j'ai trouvé un article qui développe le concept de post-adolescence. Il y a quelques paragraphes avec pas mal de termes techniques donc j'ai pas tout pigé mais je me suis un peu reconnue dans certaines choses. En gros, les post-adolescents peuvent avoir des difficultés à être bien dans le monde du travail, notamment, parce qu'ils se prennent la réalité en pleine face, nécessairement différente des projections d'adolescents. Mais ça a trait aussi aux relations amoureuses et à tout ce qui fait le "devenir adulte". L'autrice dit qu'à "la post-adolescence, l’idéalisation vient faire obstacle à la rencontre amoureuse, elle est donc vécue douloureusement par les sujets" et de fait c'est le thème de plusieurs articles par ici. Oui, j'idéalise, et oui, je sais que c'est pas bien, mais comme j'ai jamais rien vécu, y compris à l'adolescence, et que ce n'est pas vraiment le genre de sujet dont je parle et a fortiori ai parlé avec mes amis, ben je n'ai pas vraiment le choix, en fait.

En fait, c'est très bizarre parce que, quand j'étais étudiante et en stage, j'aimais travailler. Là, je n'aime pas. Je me disais que c'était parce que mon travail actuel est décevant par rapport à ce que l'on m'a promis, mais peut-être qu'il n'y a pas que ça, peut-être qu'il y a ce côté "principe de réalité" qui me cogne en pleine face. Le fait est que je ne me sens doublement pas à ma place dans mon travail : d'une part, je sais qu'il me manque des compétences basiques (bien articuler, poser sa voix, etc.) ; et d'autre part, dès le premier jour, mon chef m'a dit que si j'avais dit à l'entretien que je n'avais pas une bonne culture musicale, je n'aurais pas eu le poste. Du coup, même si maintenant il dit que je travaille bien etc., une part de moi est restée là-dessus : je n'aurais pas dû avoir le poste. J'ai aussi beaucoup de mal à m'adapter au département où les gens sont très particuliers, et où il n'y a pas de goélands. Du coup, je crois que je suis rentrée dans une espèce de cercle vicieux où : je ne suis ou ne me crois pas bien, donc mon esprit voit tout ce qui ne va pas pour me confirmer que je ne suis pas bien, donc je fais encore plus de bêtises, oublie des choses, etc. qui me confirment encore plus dans mon sentiment d'échec et d'inaptitude.

Je me demande aussi si le fait qu'il me manque des compétences de base dans mon travail n'a pas une petite part de responsabilité dans mon sentiment de ne pas être adulte : comme si j'étais une étudiante en année de césure et qu'il restait quelque chose en suspend quelque part.

Je ne me sens pas adulte. Et en même temps c'est bien de garder son âme d'enfant. Mais je ne me sens pas femme non plus. Je ne sais même pas ce qu'une "femme" est censée être. Dire "fille" c'est dire que je ne suis pas grande, et dire "meuf" c'est un peu générique et comme c'est du verlan, c'est un mot qui, je trouve, a un sens flou, on ne sait pas trop à qui on fait référence, en terme de classe d'âge, par exemple. Je ne pense pas que pour moi une femme soit forcément le cliché de la femme fatale bien habillée, bien maquillée et en talons. Je ne sais pas ce qu'il me manque pour "me sentir femme". Peut-être le désir de l'autre, faire l'amour. Je veux dire… j'ai un corps fonctionnel mais personne ne s'en sert sauf moi (dit comme ça c'est un peu bizarre, mais c'est quand même un peu l'idée). Et en même temps je ne vais pas me trouver un plan-cul juste pour "passer à l'âge adulte", ça n'aurait aucun sens. C'est juste que du coup c'est quelque chose qui "manque", je pense.

Ça me fait penser à l'un des romans du Cycle de Ji de Pierre Grimbert ou l'un des personnages féminins, qui vit une sorte de remise en question de son identité puisqu'elle est soupçonnée d'être en train de se transformer en déesse, après avoir fait l'amour avec le deuxième garçon homme, songe qu'elle se sent plus femme que jamais (et que ces histoires de déesse, c'est n'importe quoi).

Alors, sans doute ça joue un peu. Mais il ne peut pas y avoir que ça.

Je suis restée bloquée au lycée, ou à la fac, et alors que ces périodes n'avaient rien d'idylliques. Comme s'il y avait quelque chose de pas réglé, encore en suspend, un truc à finir, une page à fermer, et je ne me sens pas femme. Pourtant, j'ai le travail, le boulot, et l'indépendance. Mais je ne me sens pas femme.

Mais si je suis une "fille", je suis nécessairement impuissante, puisque je suis une enfant dépendante et fragile. Du coup, pas étonnant que j'aie du mal à me lancer vraiment dans mes projets, à les mener à termes, à m'ouvrir à l'extérieur et que je m'enferme chez moi et en moi, comme je disais l'autre jour, puisque, en tant que "fille", je ne peux pas affronter le monde dans lequel on m'a jetée toute seule. (Petite Ombre va encore dire que je réfléchis trop :P) Alors que, si je suis une femme, je suis adulte, forte et indépendante, et donc je peux venir à bout des choses desquelles je dois venir à bout. D'ailleurs, rien que d'écrire "je suis une femme" ça me fait un truc très bizarre, une espèce de sentiment de puissance. Ça vous le fait, à vous ?

Mon défi sera donc de me corriger à chaque fois que j'utilise "fille" pour parler de moi.