samedi 30 juillet 2022

Le toucher

Source – Anna Shvets
J'ai rattrapé tous mes National Geographic. Dans un des derniers numéros, ils parlaient de l'importance du toucher, du fait que les scientifiques découvrent à peine la complexité de ce qu'il se passe dans le cerveau quand une autre peau entre en contact avec la nôtre. La journaliste disait que, pendant le confinement, sa fille avait étendu une bâche entre elles pour qu'elles puissent quand même se prendre dans les bras et que ce contact lui avait fait autant de bien qu'un vrai câlin malgré la sensation du plastique. Le scientifique lui avait expliqué que c'était en raison de son "état de besoin". Alors imaginez le mien, d'état de besoin, si je vous dis que je n'ai pas eu de câlin depuis qu'une amie au collège demandait régulièrement des accolades ! J'étais en Quatrième, je pense, donc j'avais treize ans. J'en ai (presque) vingt-six.

Quand j'étais encore chez mes parents, ma sœur essayait parfois de me prendre dans ses bras. Je déteste ça. Je déteste qu'on me touche. À l'aïkido ça va parce que le prof montre l'enchaînement que l'on va faire. (Et encore, au tout début, j'étais très mal à l'aise, et j'ai encore du mal quand il faut toucher le visage ou le flanc.) Donc je sais que mon partenaire va me toucher le poignet, par exemple, et que je vais prendre le sien. Mais quand un jour on revenait s'asseoir à la fin du cours, que je discutais avec l'une des personnes, et qu'elle a mis sa main sur mon épaule, je l'ai senti. Une espèce d'alerte rouge s'est allumée dans ma tête. Danger.

Quand je réfléchis sur la raison pour laquelle je n'aime pas qu'on me touche, c'est le mot qui vient. Danger. Après tout, rien n'empêcherait la personne de sortir un couteau et de me blesser. Ce n'est pas ce que je me dis au moment où je suis touchée – sur l'instant, c'est juste une sensation qui traduit "danger" –, mais c'est la première idée qui me vient quand je commence à réfléchir. Et pourtant je rêve d'un peau à peau.

Comme il y a trop de capteurs dans la main, et qu'on ne sent du coup que ce qu'il y a sous les doigts, des fois je passe mon avant-bras sur mon ventre. C'est au fond assez pathétique, alors j'essaye de ne pas trop y réfléchir. Avant, je ne pouvais pas dormir nue. Ça fait partie des choses qui ont changé dans mon rapport au corps. Je ne pouvais pas parce que je n'aimais pas sentir ma propre peau, et je ne me sentais pas à l'aise. J'avais aussi cette peur absurde que des insectes entrent dans mon corps. Maintenant, je crois que je ne supporte plus mes vêtements (parfois même en pleine journée) parce que je suis mieux avec mon corps et mes émotions, mais aussi parce que je recherche le contact de la peau. Ce n'est pas une chose que j'ai abordé avec la psy pour le moment. Mais ça devra forcément venir. J'ai parlé du fait que je ne suis jamais tombée amoureuse.

Souvent je me dis que je ne trouverais jamais personne parce que je ne suis pas assez bien. Et que, même si ça arrive, je ne pourrais quand même pas faire l'amour à causes de démangeaisons qui me gênent depuis huit ans mais que les médecins ne soignent pas (la plupart du temps, ils me filent juste une crème à la cortisone et démerde-toi avec ça). Puis, je n'aime pas qu'on me touche, alors faire l'amour, imaginez ! Je rêve d'un câlin, je crois que j'en ai besoin, qu'on me tienne et qu'on me dise que ça va aller – mais je n'aime pas qu'on me touche.

Les capteurs qui font qu'on se sent plus liés aux autres sont dans le dos et les bras (je laisse ça là, servez-vous-en ! :D). Il faut des câlins de minimum vingt secondes, cinq à dix minutes par jour. Une psychologue états-unienne dont je n'ai pas noté le nom a déterminé qu'il faut quatre câlins pour survivre, huit pour fonctionner, et douze pour croître. Mais je n'aime pas qu'on me touche. J'ai l'impression qu'on m'enferme, je crois, quand ma sœur essayais de me prendre dans ses bras. Mais même une main sur l'avant-bras ou sur l'épaule, ça me gêne. Souvent je me dis aussi que je ne veux pas un câlin d'une personne qui en veut un de moi parce que je n'ai pas d'énergie à donner. J'ai besoin qu'on m'en donne, qu'on me "rattrape". Je n'ai pas d'énergie à transmettre. Si j'accepte un câlin de quelqu'un qui l'attend, en veut un, j'ai l'impression que je vais être pompée de mon énergie. D'ailleurs, dans mon souvenir, l'accolade avec un collègue qui s'en allait quand j'étais en stage ne m'avait pas plus gênée que ça. Il y a peut-être de l'espoir ? Mais en même temps ce n'était pas un câlin à proprement parler.

Ma mère et ma sœur sont venues la semaine dernière. Je m'étais attendues à ce qu'elles réclament des bisous ou des accolades en partant, mais non. Je n'en voulais pas, mais en même temps j'aurais aimé savoir si, comme mon rapport au corps change un peu, je l'aurais mieux supporté ou pas que l'année dernière. Mais en même temps je crois que je suis soulagée qu'elles aient respecté mes besoins et n'aient pas insisté. Je ne sais pas si le terme de "soulagée" est le mieux. Je crois juste que c'est comme ça et puis c'est tout. Comme une émotion neutre, si c'est possible.

Les émotions, c'est un peu dur à déterminer, je trouve.

En attendant, je me touche moi-même. Je laisse traîner mes mains sur mes cuisses, ou mon ventre et j'ai toujours mes peluches contre moi, la nuit. Mais je sais que c'est très loin de la sensation que l'on a avec un autre être vivant.

Quand les chats étaient encore là, la minette montait sur mon lit, voire sur moi, tous les soirs et au milieu de la nuit. J'aimais bien sentir son poids et un peu sa chaleur – même si elle arrêtait pas de bouger ! Un soir, elle était roulée au pied du lit. J'ai mis la plante de mon pied contre elle, au travers du drap. Dire que j'ai adoré serait très loin de la réalité. Je me suis dit "ah, ça fait ça de toucher un être vivant et pas une peluche ?". Je me sentais reliée. Je ne sais pas trop à quoi, d'ailleurs. Au Vivant, à la Terre, au Monde – appelez ça comme vous voulez. À quelqu'un. Et quand j'enlevais mon pied, je me voyais toute seule dans le noir, isolée sur mon îlot dans une mer à l'horizon de laquelle il n'y avait aucune terre. C'était un chat. C'était à travers d'un drap.

Imaginez mon état de besoin.

samedi 9 juillet 2022

Journal d'écriture, Roman 3, n°1

Source – Luis Quintero
Quand j'ai commencé Roman 2 et que je l'ai dit à l'une de mes bêta-lectrices, je ne sais plus ce qu'elle a répondu exactement mais je me souviens qu'en gros elle me disait que j'avais repris vite et que je les enchaînais. À ce moment-là je n'avais pas du tout cette impression ! J'avais eu l'impression au contraire d'avoir fait une pause. Et en fait, en comptant, effectivement, c'était assez rapproché avec la fin du premier (quelque chose comme deux, trois mois, je crois). Cette fois, j'ai aussi compté. Et ça fait aussi deux mois de pause entre la fin du deuxième et le début du troisième, au premier juillet. Pour le coup, j'ai trouvé le temps long mais j'ai moins eu l'impression de faire une pause parce que j'ai dû pas mal gamberger pour trouver ma ligne directrice, mes péripéties. Sur le forum dont je suis membre, quelqu'un a ouvert un sujet pour demander s'il fallait faire des pauses dans ses projets, pour écrire mieux et tenir sur la longueur. Je crois que je suis littéralement incapable de faire une pause. Quand je n'écris pas un roman, j'avance un projet exutoire-exploratoire. Mon esprit a besoin de tout sortir pour laisser se développer les histoires suivantes. Comme un champ qu'il faudrait récolter pour que les plantes suivantes poussent avec toute la lumière dont elles ont besoin. Il faut vider la casserole. Alors j'écris.

Cette fois, j'ai retenu les leçons de Roman 2, donc je ne me mets pas de quota en nombre de mots journaliers. De toute façon, comme je travaille, et que le soir je suis fatiguée, ça n'aurait pas grand sens vu que je ne me pense pas capable de suivre le rythme ainsi. D'ailleurs, il n'y a qu'à voir les statistiques de cette première grosse semaine pour s'en rendre compte : les jours où j'ai le plus écrit sont les jours où j'avais le temps, les samedi et dimanche (aujourd'hui, 4 000 mots). Les jours où je travaille, je tire difficilement sur le millier. Donc ma foi, me mettre un quota de 1 667 mots par jour (la base d'un NaNo) serait du suicide. Ceci dit, comme j'ai écrit cet hiver un petit roman de 70 000 mots en deux mois à raison de 40 000 mots le premier mois, je sais que je suis capable, en travaillant, d'écrire à un bon rythme, ce qui me permet d'estimer la fin du premier jet à fin-octobre. Mais c'est une estimation, et non un objectif.

En revanche, je pense que je me suis mis involontairement la pression sur un autre plan. Je me suis rendue compte que j'ai beaucoup de mal à imaginer mes scènes quand je suis le soir dans mon lit, ce qui me perturbe beaucoup et me rends l'écriture très compliquée. J'ai aussi remarqué que j'oublie beaucoup de choses pendant l'écriture de ce que j'avais prévu. Je pense que c'est en partie à cause de ma peur de ne pas y arriver (alors que pour les deux premiers j'étais persuadée que j'irai au bout et que j'étais capable d'écrire ces histoires), d'avoir perdu ma capacité à faire des descriptions, et en partie parce que j'ai commencé en me disant que ce serait chouette d'écrire un chapitre à chaque séance. Mais comme j'écris forcément moins les jours où je travaille, je me demande si ça n'a pas des répercussions sur ma manière d'écrire : aller au bout plutôt qu'écrire en pensant à tout (descriptions, etc.). Donc il va falloir que je me remette les idées en place et aussi que je réalise que je suis capable d'écrire cette histoire. Je me demande aussi si le fait de ne lire que des National Geographic depuis plusieurs semaines n'a pas un peu enrayé la machine : à force de lire des textes sans style et d'écrire aussi mon exutoire-exploratoire en cours sans style, j'ai perdu le chemin d'accès à une vraie écriture. À voir si les livres en cours de livraison vont m'aider !

Pour le devenir des autres romans, ma foi, j'abandonnerai les recherches en octobre (sauf pour Roman 1 que je pourrais peut-être envoyer à L'Alchimiste s'ils rouvrent effectivement et s'ils rouvrent la collection fantasy). On sait bien que, même si les maisons d'édition annoncent des délais de six mois, les réponses positives tombent à la moitié ou aux deux-tiers de ce délais. Donc au 1er octobre ce sera fichu. En même temps, vu comment est en train d'évoluer le monde de l'édition et les paradigmes de recherche de manuscrits dans beaucoup de maisons d'édition, à moins de connaître quelqu'un qui peut mettre le manuscrit en haut de la pile, ou de faire la lèche-bottes sur un salon en allant me vendre directement à un éditeur (certains osent, moi je pense que je ne pourrai jamais), les chances d'être publiée sont quand même super réduites. Donc tant pis. Peut-être que je mettrais ça sur une plateforme quelconque, mais je ne sais pas encore trop… En attendant, je vais écrire tranquillement Roman 3 !

Et de votre côté ? comment se portent les projets ? (Projets d'écriture ou pas !)

jeudi 7 juillet 2022

Croire au divin

Source photo – Nikko Tan
Une amie m'a dit qu'elle était Témoin de Jéhovah. Elle m'avait déjà parlé de sa chrétienté, au détour de conversations, mais là cette partie de son identité prenait une importance plus prégnante. C'est très étrange car, d'habitude, la religion me met très mal à l'aise. Je ne rejette pas le droit de croire aux individus, d'avoir la foi, que ce soit en l'hindouisme, en le shintoïsme, en le christianisme, l'islam, une autre, une "à soi" que l'on ressent comme ça, peu importe, mais c'est vrai qu'entendre parler d'amour de Dieu, etc., pour moi, ça me renvoie très vite, même évoqué par des personnes tout à fait censées et modérées, à un côté illuminé, et j'ai cet instant, en moi, de méfiance, de recul. D'habitude, ça me fait ça. Avec cette amie, ça ne l'a pas fait.

Je pense parce qu'elle est mon amie et que l'amitié a pris le pas sur ma méfiance intrinsèque (ce qui est plutôt rassurant, je trouve). Du coup, j'ai profité de l'occasion pour évoquer les questions qui me taraudent (par exemple, un dieu, quel qu'il soit, qui dit : "si tu ne fais pas telle chose, je ne t'aime plus", je trouve que c'est un dieu avec un sacré melon, quand même ; ou bien le fait que l'on fait dire ce que l'on veut à Dieu, en fin de compte, et même les gens qui se disent proches de la Bible, comme les Protestants, je crois, qui ont été les premiers à dire : "on va revenir au Texte", se retrouvent à interpréter). Mon amie a été très pédagogue, m'a expliqué ses ressentis, m'a parlé des règles et du pourquoi, du Père qui guide et sanctionne ses Enfants pour les éduquer, comme des parents qui priveraient leur enfant de dessert après une bêtise et auxquels on n'aurait pas le droit de faire des reproches. Je crois que, à la fin, j'étais censée me dire : "aaaaah mais oui !" et avoir une grande révélation, sinon sur la religion, au moins sur la manière dont cela fonctionne. Ce n'est pas arrivé. Plus elle m'explique, plus je réfléchis, et plus je rejette les religions – et non la foi, je tiens à insister sur ce distinguo.

Le fait est que je ne viens pas d'une famille croyante, même si l'une de mes grands-mères l'était, que je ne suis pas allée au catéchisme, à la messe, etc., et que la religion est, d'une manière générale, à des années lumières de ma culture. J'aime beaucoup, paradoxalement peut-être, en apprendre plus sur les mythologies des diverses cultures – et j'aime particulièrement ce que je comprends de la mythologie égyptienne antique. Je suis aussi très méfiante des extrêmes, qu'ils soient politiques, sociaux ou religieux, et le fait est que certains versets, certaines tournures de phrases des croyants-pratiquants, sonnent pour moi très vite comme extrême, même quand ce sont des gens par ailleurs ouverts d'esprit. Du coup, les explications de mon amie ne m'ont pas donné de révélation sur comment fonctionne la religion. Je comprends encore moins.

Jusque-là, je ne m'étais jamais vraiment posé de questions. Pour moi les choses étaient assez simples : le divin, quelle que soit la forme qu'on lui donne, existe ou pas ; certains y croient, d'autres non ; ceux qui y croient suivent des règles parce que c'est comme ça, c'est tout. Maintenant, je me dis que c'est incroyable que des gens acceptent de Dieu des choses qu'ils n'accepteraient pas des autres humains. Un homme qui vous dit : "c'est le chien ou moi", il prend ses valises, ses clics, ses clacs, et il a intérêt de dévaler très vite les escaliers. Je garde le chien. Parce que le chien, lui, ne me posera jamais un ultimatum comme celui-là. Mon amie m'a expliqué que les restrictions (alimentaires, sexuelles, autres) ne sont pas vécues comme des restrictions mais plus comme des concessions, par amour pour Dieu qui nous aime. Mais, si je ne sais pas ce qu'est l'amour, je sais ce que ce n'est pas : ce n'est pas un type qui vous dit : "si tu es comme ça, ou que tu ne fais pas ça, je ne t'aime plus". Et ce n'est pas un gars qui vous encourage à ne pas rencontrer de gens différents pour éviter la tentation (bonjour la confiance ! s'il croit qu'un simple contact avec l'Autre, pécheur, peut venir à bout de la sincérité et de la profondeur de ta foi). Du coup, plus mon amie me parle, et plus j'ai l'impression que les Hommes ont fait de Dieu un pervers narcissique, qui conditionne son amour. L'amour n'est pas quelque chose que l'on conditionne.

J'ai dit tout cela à mon amie, et plus encore. J'attends sa réponse – c'est une discussion très intéressante, qui me pousse à réfléchir, sortir de ma zone de confort, jouer dans les frontières où je suis mal à l'aise. Ce n'est peut-être pas plus mal même si ce n'est pas très agréable.

En fait, je disais que je ne rejette pas la foi. Je pense que la foi, comme la non-foi, devrait être quelque chose de très intime, dont on peut parler aux autres, mais que l'on vit personnellement, intimement, pour se chercher soi-même, être bien dans son rapport à soi, au vivant, à l'Autre, sans personne pour édicter des règles. Mon amie me disait que les règles servaient à maintenir l'intégrité de la communauté : bien sûr ! les lois du Code Civil et du Code Pénal n'ont pas d'autres objectifs. Les règles et lois servent à réguler les communautés pour éviter que tout le monde se tape dessus. Mais voilà : ce sont des règles établies par des Hommes pour la bonne marche d'une communauté : ce n'est pas Dieu, ce n'est pas la foi : c'est la religion, construite par des gens qui voulaient établir un contrôle sur d'autres (pour leur bien, sans doute (ou pour l'argent et le pouvoir, si l'on veut être cynique)).

C'est très bizarre, et je sais que c'est une impression qui va me passer, mais depuis qu'elle m'a dit être Témoin de Jéhovah (je précise que je n'avais pas d'a priori sur eux, pour moi c'étaient juste les types avec des présentoirs avec des livrets dans la rue), je n'ai plus l'impression d'avoir mon amie. Ce qui est très con, parce qu'en fait j'ai toujours eu mon amie Témoins de Jéhovah, simplement, je ne le savais pas : elle n'a pas changé d'une seconde à l'autre, elle est toujours la même. Mais maintenant, je ne sais pas, j'ai l'impression de ne plus avoir une personne tout à fait libre, mais une personne bercée de dogmes en tout genre. Ce qui est complètement idiot, car elle reste un individu à part entière. En fait, ça a trait à mon rapport de méfiance à la religion, à ma préhension du monde, et pas du tout à elle. C'est pour ça que je dis que l'impression va passer, ou que je saurai faire avec. C'est comme quand, à la fac, une amie m'avait dit qu'elle avait fait le catéchisme quand elle était enfant. Juste ça, ça m'avait "choquée", électrisé le cerveau. Il m'en faut peu, ça dit assez mon rapport compliqué au religieux. Donc ça passera aussi ici, ça se résorbera quand j'aurais trouvé un nouvel équilibre entre le point d'avant et le point d'après les réflexions enflammées de mon esprit.

En fait, j'ai deux peurs : que mon amie ne me considère pas vraiment comme une amie vu que je ne suis pas Témoin et que les Témoins encouragent à ne fréquenter que des Témoins ; et qu'elle me juge parce que je me masturbe alors que pour elle c'est impur. Je n'ai pas envie qu'une personne que je considère comme une amie me trouve impure… Je pense que cet aspect est important pour moi et pas les autres (je ne m'inquiète pas de son jugement si je mangeais de la viande saignante, par exemple) parce que dans mon histoire personnelle, dans mon histoire à mon corps, j'ai moi-même culpabilisé de me masturber quand je découvrais mon corps, et ça a duré plusieurs années. J'ai dépassé ça, mais du coup, la possibilité que peut-être je sois jugée par les autres alors qu'aujourd'hui ça va, me renvoie forcément à cette histoire. Le reste, en fin de compte, de mes réflexions, ne concerne pas notre relation à nous deux, mais ma relation à moi avec le religieux.

Relation assez étrange, d'ailleurs, complexe, car par ailleurs j'apprécie visiter cathédrales et églises, regarder les vitraux, profiter de la fraîcheur, de la beauté des lignes élancées. J'aime les mythologies, actuelles ou anciennes, les découvrir. Je crois moi-même ne pas être athée, plutôt agnostique, parce qu'après tout on ne peut pas savoir si le divin existe, ça nous dépasse, et je crois aussi que ce qui se rapproche le plus d'un dieu pour moi, c'est Dame Nature, même si je ne sais pas trop dire ce que je mets exactement derrière, à part l'immense toile de la vie, où chaque espèce vit en interconnexion avec les autres.

Parler à ma collègue de ces questions religieuses m'a aussi fait du bien. Elle est de la même génération que moi, a suivi le catéchisme car elle vient d'une famille croyante parfois pratiquante, et qu'elle-même ne se reconnaît pas dans les religions. Elle m'a dit que le Dieu qu'on lui avait présenté ne ressemblait pas au Dieu de mon amie, parce qu'il ne punit pas (mais peut-être aussi que j'ai mal compris ce qu'a voulu dire mon amie, ou qu'elle a été imprécise, ou tout ça à la fois). Je crois que ça m'a offert une respiration, dans mon cerveau prompt à tenir sa prise et à ruminer, de me dire que Dieu n'était pas considéré de la même manière partout.

Dans tous les cas, comme je le lui ai dit, je n'ai aucune intention d'arrêter d'être son amie juste parce que nous n'avons pas la même culture, le même rapport au monde. Ça n'aurait pas de sens (d'autant moins que je me retrouverais quelque part à faire ce que je reproche à son dieu). Je trouve juste assez incongru d'avoir d'un côté une amie Témoin de Jéhovah qui interprète certains versets de la Bible comme étant contre l'homosexualité (ce qu'a battu en brèche le Père Matthieu sur TikTok), et de l'autre une amie pansexuelle. Il va me falloir un peu de temps pour trouver un nouvel équilibre dans mon rapport au religieux, mais ça va se faire. J'ai rendez-vous avec la psy dans le mois. Peut-être que j'en parlerais – je dis peut-être parce que je ne sais jamais ce qui va sortir de ma bouche ; même quand je prévois quelque chose, c'est autre chose qui sort.

Du coup, ce soir, longtemps après avoir écrit l'article, on a pu s'appeler, pour parler de complètement autre chose, et c'était très bien parce que ça a achevé de la démystifier et de lui rendre son individualité (ce qui avait commencé quand, en lisant des listes d'interdits des Témoins de Jéhovah, y avait plein de trucs que je sais qu'elle fait, comme jouer aux jeux vidéos). Donc c'est bien ! Toute cette affaire ne me trouble que sur mes propres fondations.