mardi 22 septembre 2020

"J'espère te trouver aussi féministe que moi" : chercher à convaincre dans les débats

Source – Jopwell

Cette phrase, on me l'a écrite dans un message privé sur le forum dont je suis membre, à la suite d'une incise que j'ai participé à faire à propos de l'écriture inclusive sur une conversation qui n'avait rien à voir. Le but de mon article n'est pas de me livrer à un règlement de compte, de réécrire le débat ici, etc. – parce que c'est privé et que ça se règlera entre cette personne et moi – mais de réfléchir avec vous, en me nourrissant aussi de vos propres expériences, sur l'impact de l'état d'esprit, l'état émotionnel, et des buts poursuivis dans ce genre de débats, qui sont parfois plus importants que les mots.

Au moment où j'ai lu ce message, très cordial, je n'étais pas franchement disposée pour. Je l'ai reçu à un moment où je faisais autre chose et pensais à plusieurs choses à la fois : ce n'était donc pas le moment de m'embêter ; ce n'était pas le lieu non plus, car je ne cherche pas ce genre de discussions théoriques et – il faut bien le dire – souvent stériles, sur ce genre de forum. Et comme je suis incapable de lâcher-prise, j'ai été incapable de me dire que je répondrais plus tard et j'ai répondu tout de suite. Cette erreur est sans doute la cause du fait que le ton de mon message est sans doute moins cordial que je ne l'avais conçu dans mon esprit. Ce qui a probablement incité la personne en face à durcir un peu le ton, même si ce n'est pas la seule raison et j'y viens.

N'étant pas vraiment à ce que je faisais, je n'ai pas su lire le sous-texte de cette phrase qui constitue presque un paragraphe (ce qui m'aurait évité d'écrire certaines choses, générales mais qui tapaient dans le cœur de l'enjeu). Pourtant, il y a quelque chose d'intéressant dedans, qui rejoint le sous-texte de la phrase suivante qui introduit un "texte d'une rare lucidité". Ah bon ? Si on n'est pas d'accord, c'est qu'on n'est pas lucide ? Le décor est planté.

Il y a quelques temps j'avais prévu d'écrire un article sur les débats et finalement je n'avais pas réussi. Mais j'avais quand même fait quelques recherches et était tombée sur un texte du philosophe Alain Cugno pour la Revue Projet en 2019. Il expliquait qu'entendre un avis contraire au sien peut être perçu comme une menace et que, ce qui est en jeu c'est l'image que chacun a de lui-même et la représentation qu'il a de l'image que la société de fait de lui. Et c'est quand cette représentation donne la sensation d'être mis en danger que peut naître la violence. De ce fait, pour Alain Cugno, il faudrait que chacun se dessaisisse de sa prétention a posséder la vérité pour chercher à faire en sorte qu'elle émerge du débat puisque chacun en possède une part.

Qu'est-ce qui me dérange dans cette phrase que j'ai prise pour titre ? Bon, d'abord je suis de ceux qui pensent qu'il y a autant de féminismes que de féministes (et ça vaut pour tous les courants de pensée) et que donc on ne trouvera jamais quelqu'un qui pense exactement comme nous sur exactement tous les items d'un concept comme celui-là. Mais surtout, c'est ce "aussi" que je suis incapable de qualifier n'ayant pas de connaissances en sciences du langage mais qui signifie que, si je ne suis pas d'accord pour employer l'écriture inclusive, alors je ne suis pas "aussi" féministe que cette personne et donc pas "assez" et que donc, en tirant un peu, mon avis a moins de valeur. Si je ne suis pas d'accord, je ne suis pas lucide.

Je ne résiste pas à prendre en autre exemple une phrase qui m'horripile : ouvre les yeux. Ouvre les yeux, comme si je les avais fermé, que j'étais dans l'obscurité et mon interlocuteur dans la lumière, comme si réfléchir à la question avec raison et pragmatisme ne pouvait que mener à penser comme lui, comme si mon avis à moi n'était qu'un embryon indigne d'être exprimé avant d'être devenu une créature semblable à celle de la personne qui me parle, comme si l'autre détenait la vérité, l'Unique, la Seule, la Raison. Bref.

C'est particulièrement intéressant parce que ça sert d'exemple à un biais très commun dans les débats : l'interlocuteur cherche à vous convaincre. Quelle erreur ! Celui qui participe à un débat a un avis suffisamment construit pour le faire. Dans le cas contraire, il écouterait les autres pour se construire son avis, ou bien le préciser. Mais le participant farouche d'un débat possède un avis, une conception des choses, fort bien construite, presque achevée même. Une conception basée sur l'expérience, d'abord. Son expérience propre, à lui, et l'expérience de ses personnes proches ensuite. D'ailleurs, on écoute toujours plus les personnes de confiance de notre entourage que les inconnus ou les internautes : vous pourrez lire des centaines d'avis positifs sur un livre, si un ami vous dit qu'il est nul vous ne l'achèterez pas.

Autrement dit, en participant à un débat, on ne change pas l'avis de son "adversaire" mais bien celui, potentiellement, de ses auditeurs, lecteurs ou spectateurs. Celui qui veut changer l'avis de son interlocuteur a perdu puisque sa cause est inatteignable, et il se trouve dans un état d'esprit qui n'apporte rien de bon à la discussion. Or, dans le cas qui nous occupe c'était un message privé, par nature sans public. Je trouve donc la phrase révélatrice d'un certain état d'esprit plutôt néfaste parce que source de stress et de frustration quand ça ne se passe pas comme prévu. Et d'ailleurs, la réponse à mon message est sans appel : pas de problème, mettons fin à cette conversation, tu pourras garder tes avis enbyphobes pour toi. Réaction épidermique à une agression imaginée (rapport à cette représentation que l'on a de l'image que le société se fait de nous) et alors que je n'ai pas compris ce qui, dans mon message, peut laisser penser que je discrimine les personnes non-binaires (c'est-à-dire qui ne se reconnaissent pas dans les genres "homme" et "femme" tels qu'ils sont définis).

Le problème, quand on veut changer l'avis de son interlocuteur dans un débat, c'est que c'est perdu d'avance, que l'autre peut se sentir braqué par cette attitude et donc encore moins entendre ce que vous dites. Sans compter que le sous-entendu c'est que, puisqu'il faut le changer, l'avis de l'autre est mauvais, fautif. Vous niez donc le droit même à l'existence de cet avis. On part dans la discussion du bon pied !

Comme je voudrais essayer de vous démontrer qu'un débat ne sert pas à changer l'avis d'un interlocuteur, je vais prendre un exemple. Le débat des candidats à l'élection présidentielle, ou plutôt les débats. Vous imaginez un candidat du premier ou du second tour, dire à l'autre sans ironie : "oh mais vous avez raison ! je n'y avais pas pensé ! je suis d'accord avec vous, finalement !" ? Jamais ! Jamais on entendra une chose pareille ! Le but n'est pas de convaincre les autres candidats : le but est de convaincre le spectateur qui ne s'est pas encore fait son avis ! Le but est de convaincre l'électeur indécis !

Depuis plusieurs années, quand je m'engage dans un débat je ne cherche plus à convaincre mais à comprendre. Et ça change tout ! Ça change tout parce que ça permet d'apprendre des choses de l'autre en lui permettant de s'exprimer plutôt que de le braquer en accusant ("tu as tord, j'ai raison ; mais ouvre les yeux, enfin !"). On peut aussi affiner son propre avis, apporter une nuance sur un point que l'on n'avait pas vu. Prendre conscience d'autres expériences et perceptions du monde. C'est en ça que c'est enrichissant. Les émotions sont aussi beaucoup plus apaisées. Un débat n'est en aucun cas une guerre : c'est un partage. Aucune échelle de justesse des avis ne peut exister (excepté tout ce qui concerne le racisme, les discriminations en général, les moqueries méchantes qui sont là pour rabaisser, etc. évidemment).

J'ai l'impression que cet article est un peu en bordel ! Dans tous les cas, je serais très contente d'avoir vos ressentis sur la question ! Comment abordez-vous les débats ? Y a-t-il des phrases toutes faites qui vous énervent ?

2 commentaires:

  1. "Ne pas chercher à convaincre, mais à comprendre" --> Je n'avais jamais envisagé les choses comme ça, mais je vais essayer de retenir, c'est vraiment intéressant !

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    1. C'est gentil !
      Ce qui m'a "dressée" à ça c'est mon Service Civique. On était une bande de 5-6 jeunes d'horizons, de classes sociales, différentes et il y avait rarement de "pour" et "contre" dans nos discussions, mais des choses mouvantes. Je pouvais être d'accord avec A sur un argument mais me rallier à B la minute d'après sur un autre point. On s'écoutait tous et on prenait tous le temps de faire préciser les interventions des autres quand elles n'étaient pas comprises. Peut-être que j'idéalise un peu mon souvenir, mais c'était vraiment des moments hyper sympa !

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